samedi 15 février 2014

Le vent se lève : l'ultime Miyazaki




Un gros article ce soir. Il y a déjà quelques semaines j'ai vu l'ultime film d'Hayao Miyazaki ! Lui qui avait touché à tout les styles s'attaque enfin de façon sérieuse à un genre sur lequel je suis forcément pointilleux : le registre historique. Si des oeuvres comme  Princesse Mononoke ou Porco Rosso avaient un fond historique, elles appartenaient au genre fantastique. Cette fois, pas de demi-mesure. Papi Hayao se fait plaisir et livre un opus riche mais complexe pour les Occidentaux. Voici donc un billet très dense qui va nous emmener très loin. Pour savoir ce que Miyazaki a voulu nous dire avec ce film nous allons parcourir son univers lyrique ainsi que le Japon de l'entre-deux-guerres et actuel.





Le Vent se lève raconte l'histoire de Jirô Horikoshi qui décide de vouer sa vie à son rêve : la construction d'avions. Mais cette vie simple à laquelle il aspire ne peut s'affranchir de la marche de l'Histoire.



De nombreuses choses ne sont pas montrées dans le film car le sujet est sensible au Japon. Miyazaki utilise des détours et se concentre sur les émotions de ses personnages pour faire comprendre l'impact des évènements. Il n'a pas non plus à s'attarder sur ces derniers car ils sont toujours très présents dans la mémoire des Japonais. Le procédé permet de rendre le film accessible à tous et de tendre vers une certaine universalité. Mais du coup, il rend ce degré de lecture beaucoup plus  hermétique.

Y a pas que les profs d'histoire qui bossent. Y a aussi Hayao Miyazaki

Après la 1ere guerre mondiale l'économie japonaise surchauffe et rentre dans une crise économique profonde.
Prenons l'une des premières scènes du film qui implicitement est là pour montrer son ampleur : le tremblement de terre qui touche le Kantô. Durant cette scène (belle et impressionnante) on voit Jirô secourir Nahoko Satomi. La terreur est visible sur tout les visages. L'ambiance est pesante y compris les jours qui suivent. La situation est en effet catastrophique. Ce que le film ne montre pas ce sont les violences qui sont perpétrées les jours qui suivent. La police arme en effet les Japonais qui tuent 6 000 Coréens et 200 Chinois qu'on accuse de piller les villes. L'Etat profite même de la confusion pour éliminer des anarchistes qu'il trouve gênant comme Osugi Sakae (ainsi que sa campagne et ses neveux de 8 ans).  Miyazaki rend cette ambiance de terreur palpable. Il fait allusion aux pillages mais il ne représente pas les violences. Pas parce qu'ils ont sombré dans l'oubli mais bien parce qu'elles sont extrêmement présentes dans la mémoire des Japonais. Présentes et sensibles.

Yokohama après le tremblement de terre de 1923

L'avantage du tremblement de terre c'est qu'il va relancer l'économie. La reconstruction est relancée. Malheureusement une société commerciale de Kobe fait en faillite en 1927 et entraîne les banques dans son sillage. L'économie japonaise s'effondre. Deux ans plus tard la crise de 1929 qui part de Wall Street la touche de plein fouet. La situation est critique. Les paysans sont endettés au point de vendre leurs filles à des mères maquerelles. Dans le Tôhoku on meurt de faim. Le mouvement ouvrier gagne alors en puissance. 

Akutagawa Ryûnosoke est un auteur génial qui synthétisa la littérature occidentale avec la littérature japonaise. Il ouvre les porte de la modernité à la littérature nippone. Cet homme sensible, érudit et déchiré résume l'état du pays avec son suicide en 1927 et le mot griffonné laissé derrière lui : "une vague inquiétude".  Le Japon est à deux doigts de basculer.

Akutagawa Ryûnosoke, l'auteur de Rashômon et du Nez

Jirô et son ami dans le film parle beaucoup des conditions de vie des paysans et du retard technologique et économique de leur pays. Leurs idées sont ceux des partisans de gauche. Or comme on le voit à un moment, l'Etat à partir de 1928 n'hésite pas à s'en prendre aux syndicalistes et au mouvement ouvrier. Et tandis que les forces de gauches n'arrivent pas à s'imposer, les partis conservateurs sont accusés de corruption. Pour échapper à la misère les jeunes ne voient qu'une solution, s'engager dans l'armée. De plus en plus puissante elle s'impose sur la scène politique. L'armée promet aux paysans une solution à tout leurs problèmes : la Mandchourie ! La conquête de ce territoire permettrait aux pauvres de débuter une nouvelle vie. Hitler promet la même chose aux Allemands durant la même période avec les terres polonaises et russes. De 1931 à 1937 l'armée n'a de cesse de s'accaparer le pouvoir.  Le coup d'Etat de 1932 est le plus important. Le Premier Ministre Tsuyoshi est assassiné, et les amiraux nomment son successeur. La même année le nouveau ministre lance une attaque sur la Mandchourie et y créé un nouvel état : le Mandchoukouo. L'armée nippone y dirige tout et s'en prend violemment aux populations locales.
Dans l'archipel nippon c'est petit à petit que le pays glisse jusqu'à la dictature militaire (contrairement à l'Italie et l'Allemagne). Et en 1937 les Japonais envahissent la Chine lançant le début de la Seconde Guerre Mondiale.

Te retourne pas, il est derrière ! Sur l'affiche on peut lire "L'armée et le peuple du Mandchoukou travaillent ensemble pour le progrès" .




Et Jirô dans tout ça ? Et bien Jirô dans le film est comme le Japon et ses dirigeants. Il subit la situation. Tout comme Akutagawa il ressent cette "vague inquiétude", mais lui à un rêve à réaliser. Il veut construire un avion pour Mitsubishi. 

On touche ici à un point important. Dans le film Jirô n'est obnubilé que par la création d'un avion. Il ne souhaite pas faire la guerre. Il n'ignore pas pourtant qu'il construit un avion pour l'armée. Impossible de savoir si le vrai Jirô Horikoshi était un cynique ou un rêveur. Néanmoins les travaux des historiens comme nous le verrons par la suite tant à prouver que la majorité des intellectuels du pays ne pouvaient faire autrement que de "tenter de vivre" tandis que ce vent soufflait  sur le pays. La vision de Miyazaki semble donc proche de la réalité. L'important c'est qu'au niveau artistique l'ingénieur est là pour représenter l'ensemble de la population nippone qui a dû traverser ces années noires.




Jirô face à une de ses oeuvres ratées (et à la démocratie japonaise qui est dans le même état en 1937)


Les militaires mettent en place un discours de la pureté. Non pas une pureté raciale comme en Europe mais idéologique. La pureté pour les militaires japonais est morale et philosophique. L'impureté qu'il faut éliminer sont ceux qui manquent de vertus et qui sont incarnés par le Parlement, les partis d'oppositions, le gouvernement ... L'Etat-Major se considère en fait comme le dernier rempart des valeurs japonaises (le capitalisme, le libéralisme, la tradition) et de l'Etat qui à ses yeux n'est autre que l'empereur. Les militaires parle d'ailleurs de "Restauration Showa". Mais l'empereur Showa (ou Hiro ito) ne souhaite pas gouverner. Il ne veut pas donner d'ordres car ce n'est pas son rôle. Paradoxe qui plonge le Japon dans la dictature militaire.
Pourquoi est-ce que je parle de tout cela ? Parce que l'avion de Jirô doit être "pur et élégant". Il est surprenant que l'avion qu'il conçoit pour ce régime reprenne son idéologie. Il met au point une merveille de technologie pour Mitsubishi, le Zero A6M. Un avion rapide, maniable et d'une grande autonomie. Il faut attendre la bataille de Midway en 1942 pour que les Hellcats et les Thunderbolts américains le dépassent grâce à leur puissance de feu. Ce surclassement s'explique par l'incapacité de l'économie japonaise a fournir une technologie égale à celle des Etats-Unis. 

Mon cadeau d'anniversaire : le Zéro A6M

Alors oui Jirô crée une arme mythique. C'est l'avion qui permit l'attaque surprise de Pearl Harbor. Les Etats-Unis n'imaginaient pas qu'un chasseur soit assez rapide et ait assez d'autonomie pour attaquer une de leur base. C'est aussi cette avion que l'on utilisera pour que les aviateurs kamikazes ne ratent pas leur cible. 
Comme le monte sa relation avec Nahoko, sa femme, Jirô a uniquement essayé de vivre. Comme l'écrit Paul Valéry dans le cimetière marin : "Le vent se lève, il faut tenter de vivre". Dans cette "vallée noire", dans cette période où l'armée musèle toute opposition, Jirô Hirokoshi essaie de mener sa vie et de glaner chaque lueur de bonheur qui s'offre à lui. Masaki Hiroshi, un avocat écrit en 1941 :"Ne pas protester ne signifie pas ne pas être d'accord. Surtout si on ne peut pas protester"


C'est la photo mignonne/flippante du jour : enfants habillés en 1935 pour commémorer la naissance du Japon.


Le film s'achève donc en période de guerre. Tout ces aspects sont expurgés. Miyazaki ne les traite pas car ils sont trop sensibles et évidents. Son film répond néanmoins à une question lancinante pour les Japonais. Comment en est-on arrivé à une dictature ? Pourquoi les Japonais sont-ils restés silencieux ? Car tout simplement ils ne pouvaient pas faire autrement, et qu'il était déjà difficile de "vivre" comme l'écrit Paul Valéry. Il rejoint ainsi inconsciemment l'analyse de certains historiens. Des indices disséminés dans le film comme la police qui recherche l'ingénieur et sa femme, les militaires décrits de façon péjorative vont dans ce sens.

La véritable héroïne du film : Nahoko Satomi

L'autre raison qui pousse Miyazaki à passer sous silence ces aspects c'est pour montrer à quel point il est difficile de vivre pour quiconque et à n'importe quelle époque. Il cherche à donner un message plus universel. L'affiche du film ne représente pas Jirô d'ailleurs. Le véritable héros du film pour Miyazaki est Nahoko qui n'est pas prise dans ce courant tumultueux de l'histoire. Son nom est d'ailleurs tiré d'un ouvrage de ... Akutagawa ! L'homme qui s'est suicidé en 1927 parce qu'il avait une "inquiétude". Celle de voir le pays qu'il aime s'apprêter d'un visage trop sombre.


Le Premier Ministre Shinzo Abé au temple Yasakuni. Lui, il n'a pas du tout aimé le film

Vous l'avez donc compris, Kaze no Tachinu est un film profond aux degrés de lectures multiples et qui ne se livre pas facilement. On peut bien sûr se laisser porter par la poésie du film mais ce serait passer à côté de la force de son message politique qui a secoué le Japon comme le montre cet extrait d'un article du Monde du 2 octobre 2013 :

"Le 19 juillet, dans le mensuel Neppu, une publication du Studio Ghibli, Hayao Miyazaki avait signé un article titré "Modifier la Constitution est insultant". La veille de la sortie de son film, à deux jours d'importantes élections sénatoriales, le réalisateur proclamait son opposition à la politique de M. Abe. Il appelait également Tokyo à offrir des excuses et des dédommagements aux "femmes de réconfort", ces jeunes Coréennes, Chinoises ou autres enrôlées de force dans des bordels de l'armée impériale.
Ces prises de position pacifistes ne sont pas nouvelles de la part du réalisateur, et Kaze Tachinu s'en fait écho. Le film insiste sur le rejet de la guerre de Hayao Miyazaki, qui y voit un honteux gaspillage de vies humaines. Les extrémistes de droite nippons n'apprécient guère, tant le film que les propos du réalisateur. "Traître", "Antijaponais"... fleurissent sur Internet dans les commentaires sur les pages consacrés au film."

En effet le Premier Ministre japonais Shinzo Abe au pouvoir depuis 2012 représente le parti libéral-démocrate au pouvoir depuis 2009. Ne parvenant pas à résoudre les problèmes économiques auxquels doit faire face le pays les deux grands partis de masse de droite et de gauche(Parti libéral-démocrate (PLD) et Parti japonais-démocrate (PJD)) se concentrent sur les questions internationales. Le PLD, parti de droite, prône une position nationaliste. Le nombre d'électeurs dans le pays est en effet dramatiquement à la baisse l'obligeant à trouver des voix sur sa droite. De plus, le Japon ne possédant pas d'armée malgré la demande de révision du Premier Ministre de la Constitution de 1945, Shinzo Abé tente de contrer les intrusions des Chinois dans l'archipel des îles Senkaku par l'utilisation de l'histoire et en attisant ce nationalisme. 

Les Senkaku : une position stratégique pour la Chine d'un côté, la Taïwan et le Japon de l'autre

Il multiplie ainsi les gestes de provocation comme la commémoration en avril 2013 des soldats japonais morts avec sa visite au temple Yasakuni (qui choqua les Chinois). Au mois d'août il enfonce le clou en récusant les excuses de l'Etat japonais envers la Chine et la Corée. Rappelons que le premier ministre Hideki Tôjô en poste de 1941 à 1944 fut condamné pour crimes de guerre en 1944. 

Il aurait mieux fait de peindre des paysages quand même ...

On peut donc conclure que le dernier film de Miyazaki qui peut sembler "vide" derrière son côté lyrique, parfois onirique, est en fait d'une profonde actualité. Le thème qu'il traite est loin d'être anodin. A un moment de tension et d'instrumentalisation du nationalisme il rappel par quoi est passé le Japon durant son histoire. Le maitre exprime lui aussi une "vague inquiétude" avec sa dernière oeuvre. Mais contrairement à Akutagawa, il n'oublie pas de préciser qu'il "faut tenter de vivre".

2 commentaires:

  1. cet article m'a beaucoup aidé à cerner le fond du dernier long métrage de Miyazaki monsieur

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  2. Merci ! Tant mieux si cela a pu être utile !

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