Cet automne est sorti en France le dernier film des frères Cohen. Me voila donc partis avec un pote sans savoir de quoi traite le film (oui je sais, je suis un foufou). J'ai retrouvé sans surprise un film des frères Cohen. Les mêmes thèmes que d'habitude sont présents, déclinés dans le milieu de la musique folk américaine des années 50.
Pourtant mon entourage n'a pas aimé le film. Leur argument étant que ça ne raconte rien ... Or ce film me semble très riche au contraire. Le thème du voyage (et de l'Odyssée) a toujours été très présent chez les frères Cohen. O'Brothers est celui où la parenté est la plus marquée, mais ce dernier ne fait pas exception ! Petite analyse d'un film plus riche qu'il n'y parait !
Llewyn Davis, un Ulysse moderne
1ère indice : on a la vrai Ulysse dans le film (et les chats font toujours le buzz sur internet).
On apprend vers la fin du film que "le chat" se prénomme Ulysse. Tout comme Llewyn (oui je l'appelle par son petit nom) ils errent dans New York. Se croisant, s'évitant et croyant se retrouver. Ethan et Joël confirme donc que leur film est bien une Odyssée.
L'autre confirmation de cette inspiration est la trame de l'histoire elle-même. Llewyn rencontre un grand nombre d'individus. Certains renvoient dans une certaine mesure aux monstres mythologiques qu'Ulysse affronte. Le personnage joué par John Goodman peut faire penser au monstre Polyphème par sa brutalité, sa démesure et son appétit gargantuesque. C'est d'ailleurs les aspects principaux qui ressorte lors de sa description par Homère plus que son oeuil unique :
Chant IX : "C'est là que notre monstre humain avait son gîte; c'est là qu'il vivait seul, à paître ses troupeaux, fréquentant personne, mais toujours à l'écart et ne pensant qu'au crime. Ah ! le monstre étonnant ! il n'avait rien d'un bon mangeur de pain, d'un homme : on aurait dit plutôt quelque pic forestier qu'on voit se détacher sur le sommet des monts."
Le long trajet dans la nuit noire rappelle quant à lui le passage où Ulysse doit accomplir un sacrifice chez les Cimmériens et ramener le jour pour continuer sa route (Llewyn d'ailleurs accomplit lui aussi un sacrifice durant ce trajet ...). On pourrait multiplier les exemples à profusion mais ce serait dévoiler tout le film. Bref les mythes et les symboles de l'oeuvre antique sont subtilement détournées et modernisées pour faire de cette semaine une semaine de voyage, d'évolution et de changements pour Llewyn.
La coupe au bol : un élément esthétique tendance de l'antiquité à aujourd'hui.
Certains personnages et certains passages flirtent avec l'absurde. La scène d'ouverture et de fermeture du film renvoie à la structure de l'Odyssée qui forme elle aussi une boucle (Départ/arrivée de Télémaque). Sans dévoiler l'intrigue du film, certaines personnes agissent "bizarrement". Comme si elles étaient en dehors des conventions et des lois de la société. Cette représentation est similaire à celle des divinités telles que les imaginaient les grecques. Toujours présent, impossible à identifier pour les mortels, et pourtant déterminant dans le destin des hommes ... Or ce qui caractérise Ulysse c'est qu'il est le jouet de dieux capricieux et déraisonnables. Tout comme Llewyn Davis qui a du talent, qui souhaite en vivre et ne cesse de cherche sa place.
Chant I : "C'est l'Homme aux mille tours, Muse, qu'il faut me dire, Celui qui tant erra quand, de Troade, il eut pillé la ville sainte, Celui qui visita les cités de tant d'hommes et connut leur esprit, Celui qui, sur les mers, passa par tant d'angoisses, en luttant pour survivre et ramener ses gens. Hélas ! Même à ce prix, tout son désir ne put sauver son équipage [...]."
On peut néanmoins avancer un argument contraire. Llewyn Davis ne cherche pas à rentrer chez lui. Certes, mais l'important n'est pas le retour en soit, mais le sentiment qu'il entraîne chez l'individu. C'est ce que les grecques anciens nommaient nostalgia
Des héros nostalgiques
Que ce soit chez Ulysse ou chez Llewyn Davis les deux oeuvres sont empreintes d'une forte nostalgie. Pour les grecques se terme signifiait "le regret de la patrie abandonnée". Aujourd'hui, dans notre monde actuel, le terme renvoie plutôt à un sentiment de manque, de quelque chose qui a été perdu. C'est la musique dans l'oeuvre des frères Cohen qui porte cette signification. Le New-Yorkais dans ses chansons ne cesse de faire référence à des personnes disparues. Ses chants sont empreints d'une forte nostalgie.On retrouve aussi cette impression dans la réalisation et dans les images très léchées des frères Cohen. Des plans larges, vides, avec son héros au centre.
Tu la sens la "nostalgie" là ? Le sentiment de vide ? Du gars paumé ?
La musique est un élément majeur du film. Llewyn est guitariste. Il vit pour et par son art. Là encore difficile de ne pas faire un parallèle. Déjà notre ami guitariste est aussi chanteur. Et ses chansons pour lui c'est sacré! Rappelons que l'Odyssée est un poème. Un texte récité par les aèdes probablement accompagnée de musique. Ulysse se fait lui même conteur dans les chants IX à XI.
La musique est un éléments particulier pour les grecques. Elle établit un pont entre le sacré et le profane, entre le monde des dieux et le monde des humains. Le passage des sirènes de l'Odyssée montre que la musique confère un "pouvoir" sur les hommes. Le passage d'Homère montre que leur chant tisse un pont entre les humains et un "savoir" extraordinaire.
Allez les gars, sortez les guitares ! On va faire un boeuf.
Chant XII : Le Choeur : "Viens ici ! Viens à nous ! Ulysse tant vanté ! l'honneur de l'Achaïe !... Arrête ton croiseur et viens écouter nos voix ! Jamais un noir vaisseaux n'a doublé notre cap, sans ouïr les doux airs qui sortent de nos lèvres; puis on s'en va content et plus riche en savoir, car nous savons les maux, tous les maux que les dieux, dans les champs de Troade, ont infligé aux gens d'Argos et de Troie, et nous savons aussi tout ce que voit passer la terre nourricière."
Llewyn Davis, un anti-héros
Mais le pouvoir de Llewyn est limité. Si on reconnait son talent, Llewyn n'arrive pas à percer (c'est tout le sujet du film, et je ne vous dirai pas si il y parvient). Il se heurte continuellement aux hommes eux-même qui lui disent "coco, t'as le truc, mais t'es pas vendeur". Il y a une critique de notre monde contemporain. Comme si le chanteur était un anachronisme. Un être "trop" grand, "trop" héroïque pour arriver à s'exprimer totalement.
J'y suis pour rien si Youtube reprend la même image qu'en haut !
Ulysse pour le coup est totalement intégrée dans son monde. Il est un chef, un exemple à suivre. D'ailleurs lorsqu'on ne l'écoute pas la sanction est immédiate. C'est la mort. Le Chant I exprime clairement la responsabilité des hommes . Zeus expliquent que les hommes sont les propres artisans de leur malheur.
Chant I : Zeus : "Ah! Misère ! Ecoutez les mortels mettre en cause les dieux ! C'est de nous, disent-ils, que leur viennent les maux, quand eux, en vérité, par leur propre sottise, aggravent les malheurs assignés par le sort."
Ainsi, que ce soit l'équipage d'Ulysse ou les prétendants, tous connaissent la mort car ils ne respectent pas la "loi" qui consiste à exécuter les ordres de leur roi. La parole du roi est en accord avec les règles de la nature comme le confirme Zeus et le Choeur. Les hommes et les dieux sont soumis au "Sort", à la "Fortune". C'est elle qui guide les destinées. Mais les hommes ont le choix. Ils sont donc responsables de leur malheur. Ulysse est l'exemple de l'homme qui malgré un coup du sort se relève, tandis que l'équipage est celui d'une humanité qui persiste dans l'erreur.
Dad is home !
Le monde n'a de cesse de rappeler à Llewyn Davis qu'il est un anachronisme. Que sa liberté forcenée n'a pas lieu d'être dans l'Amérique des années 50. Là encore la charge n'est pas anodine. Elle est très lourde. Les Cohen adresse une critique à l'archétype américain du "clochard céleste" de Jack Kerouac. N'est-il pas lui même l'auteur d'une Odyssée moderne : Sur la route, qui fonda le genre road-trip ?
Les frères Cohen dresse donc l'Odyssée d'un personnage, mais aussi d'une certaine Amérique.Ils avaient rencontré le succès avec No Country for Old Men tiré du livre de McCarty dont les oeuvres sont une critique de ce libéralisme amorcée par les beatniks dans les années 50.
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